Les garçons bouchers
Jean-Paul Dubonnard est du genre lève-tôt. Et cela tombe assez bien car ce samedi, c’est près de 10 heures de route qui séparaient son petit village montagnard de Saint-Mougeot-lès-Combes, dans le Bouchonnoy, de sa destination finale, le stade Paul-Valéry, à Paris. 10 heures de route qui n’entamaient en rien la bonne humeur de notre bon vieux Jean-Paul : “Même si qu’on irait voir ce match à Vladivostok que je serais quand même venu, pardi !”, nous confie-t-il avec entrain. C’est donc en sifflotant qu’il se levait samedi à l’aube, faisant couler son café dans sa bonne vieille cafetière à filtre Melita en se demandant toujours ce que pouvait bien vouloir dire « What Else » dans les réclames américaines. Pendant ce temps-là, Monique lui préparait son thermos pour la route, avant d’étaler une demi plaquette de beurre pour un casse-croûte qui s’annonçait des plus bourratifs. Car comme dit Monique, “le Jean-Paul, il vaut mieux l’avoir en photo qu’autour d’une tablée !”. Fin prêt à 6 heures pétantes, Jean-Paul pouvait se glisser dans sa 405 Signature sièges en velours et arpenter les routes sinueuses de sa montagne. Vers 14 heures, il arrivait enfin en bas du col de l’Ouzoir, préférant ensuite emprunter la petite départementale D47A pour rejoindre la capitale, car, dit-il, “sur l’autoroute il n’y a que des cons de parigots qui roulent comme des cons !”. Une fois à Dijon, Jean-Paul préférait laisser sa 405 Signature sièges en velours sur un parking de la gare et finir le reste du trajet en TER afin d’éviter, comme il dit, “que des cons de parigots viennent lui rayer sa belle voiture par jalousie !”. A 16h15, heure de rendez-vous du HBFC, Jean-Paul était déjà arrivé au stade Paul Valery, après avoir, comme il dit, “soupçonné 2 ou 3 bicots de vouloir lui piquer son larfeuille dans le métro !”. Un portefeuille pourtant soigneusement caché au fin fond de la fausse doublure de son manteau, mais bon, Monique a raison : “Un homme averti en vaut une bonne demi douzaine, surtout chez ces cons de parigots !”. Après avoir pris soin de s’installer confortablement sur le bord du terrain, son thermos dans une main, sa Gitane maïs dans l’autre et une couverture Quechua sur les genoux, Jean-Paul se délectait du spectacle à venir. Il faut dire que des matches âpres comme celui-là, Jean-Paul en rêvait depuis bien longtemps. “Par chez moi, à Saint-Mougeot, on est boucher de père en fils ! Nous qu’est-ce qu’on aime, c’est briser des os, déchirer la chair et voir gicler du sang... voilà qu’est-ce qu’on aime !”. Et Jean-Paul le boucher n’allait pas être déçu : non seulement parce que les joueurs du Hélène Boucher se présentaient déjà sur le terrain pour s’échauffer, mais en plus parce que les autres bouchers, les vrais, ceux d’Antilles, ne tardaient pas à venir eux aussi. “Au début, quand j’ai vu ces joueurs de couleur arriver, je leur ai demandé de dégager et de retourner dans leur pays. Puis j’ai compris qu’ils étaient les bouchers qui allaient affronter Hélène Boucher ! Alors là j’ai exulté, et je pense que s’ils n’avaient pas tous été noirs, je les aurais volontiers serrés dans mes bras !”. Jean-Paul se réjouissait d’avance du spectacle qui allait avoir lieu : “dans ma vie j’en ai vu des bouchers, mais des comme Antilles, jamais !”. Mais sa ferveur allait retomber quelque peu en voyant l’arbitre se présenter sur la pelouse : “Avec ses cheveux crépus, j’ai cru que c’était l’un des bicots qui voulaient me tirer mon larfeuille dans le métro ! J’ai failli appeler la police !”. Plus de peur que de mal, puisque Jean-Paul comprenait très vite son erreur d’interprétation : “J’avais encore jamais vu un bicot faire un contrôle de papiers, alors quand je l’ai vu contrôler les licences et les faciès des joueurs, c’est là que j’ai compris que c’était pas un bicot comme les autres, mais un arbitre officiel !”. Jean-Paul pouvait se rasseoir sur son transat en allu et se rallumer une Gitane maïs, le match entre bouchers et bouchistes allait bientôt commencer.
Malheureusement pour Jean-Paul, le Bouchiste Benjamin figurait sur le banc : lui qui avait laisser couler tant de sang l’an dernier, qui s’était ouvert le front comme on ouvre un gibier abattu, n’était qu’un simple remplaçant aujourd’hui, malgré ce potentiel énorme... écoeurant, mais passons !
Le coup d’envoi était donné par les Bouchistes, qui tentaient instantanément une percée sur Ouss et Mathias, loin devant. Mais le ballon était dégagé à la va vite par un défenseur boucher, qui envoyait une chandelle vers l’arrière-garde bouchiste. Un ballon en cloche assez facile à négocier de la tête par Arthur. Mais c’était sans compter sur l’attaquant boucher : 2 secondes après le dégagement de la tête d’Arthur, et sans que celui-ci ne voit d’où vienne la charge, le prodigieux attaquant boucher venait percuter de plein fouet Arthur, en pleine course, lui défonçant littéralement la face. Un bruit terrible, qui précédait de peu une giclée de sang impressionnante, un de ces flots intarissables d’hémoglobine qui vous transporte de bonheur ! Sur la touche, Jean-Paul le boucher de père en fils exultait. Il criait, dansait, tapait dans les mains au rythme de “Si t’es fier d’être un boucher éclate-moi le nez” (un chant qu’il venait d’improviser et dont il n’était pas peu fier). Sur le terrain, Arthur était KO. On avait beau stopper l’hémorragie, elle repartait de plus belle. Les bouchistes avaient beau venir invectiver les bouchers, ces derniers ne se démontaient pas : “il n’y a pas faute” pour les uns, “il n’a pas fait exprès” pour les autres. Les bouchistes tentaient de s’en remettre à l’arbitre, mais lui non plus ne se démontait pas, conscient que des spectateurs comme Jean-Paul ne s’étaient pas tapé 10 heures de route pour voir un match de gonzesses qui chouinent au premier contact. L’arbitre se réfugiait donc derrière des : “je ne peux pas siffler faute, je ne peux pas non plus donner de carton, puisque ça fait seulement 42 secondes que le match a commencé”, réfutant ainsi toute thèse selon laquelle un acte d’engagement légèrement trop prononcé et un tant soit peu mal maitrisé ait pu entrainer une quelconque blessure. Au contraire, l’homme en noir ordonnait aux bouchistes de se rasseoir sur le banc, sous peine de leur infliger des cartons jaunes ou rouges, avec le regard aussi lucide, aussi compréhensif et aussi intelligent que celui d’un flic mettant un PV à une voiture Handicapé mal garée. Gayo, principale cible de cette menace arbitrale et qui ne pouvait qu’exprimer son incompréhension, devait s’en remettre à la foi pour garder la raison et ne pas envenimer les choses : “N’oublie jamais que, face à ceux qui refusaient de le considérer comme le fils de Dieu, Jésus avait eu la sagesse de dire : “Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir”.”. Gayo se rasseyait donc en se répétant cette phrase en boucle : “C’est pas grave, l’arbitre ne veut pas voir, et il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir”. De son côté, l’arbitre remettait la balle en jeu à l’aide d’un simple entre-deux, n’infligeant ni carton rouge, ni carton jaune, ni même un petit coup-franc, ni même un simple avertissement au joueur boucher pour qu’il se calme. Sur le banc, Jean-Paul ne boudait pas son plaisir. Il venait prendre des photos du nez d’Arthur, le félicitant d’un saignement aussi spectaculaire : “Magnifique… le sang humain, c’est encore plus beau que le sang d’un sanglier !”. Mais quelle n’était pas sa déception lorsqu’il voyait que c’était Momo qui remplaçait Arthur et non pas Benj, lui qui, avec ses 36 points de suture sur le front, laissait entrevoir une belle boucherie... Ce n’est pas grave, juste partie remise…
Le match reprenait donc sur un rythme en demi-teinte, les bouchistes un peu sonnés par le cours des événements, et les bouchers, eux, galvanisés. La défense centrale des bouchistes était réorganisée, Wistit passant dans l’axe avec Polo. Cela amenait un peu moins de densité au milieu, mais la fougue de Hugues venait compenser tout cela. Toutes ces têtes gagnées par Hugues malgré ses 15 cm de moins que les bouchers, tous ces tacles enragés… Jean-Paul salivait, car il avait entendu parler d’une boucherie de hugues, le jour où il avait provoqué cette fameuse double fracture en match amical. Jean-Paul, malgré sa préférence pour les bouchers d’Antilles, se mettait donc à encourager Hugues, espérant voir un tibia éclater, une rotule céder, des ligaments croisés rompre, ou au moins une arcade exploser. Le jeu se poursuivait, les bouchistes reprenant un peu confiance en eux. C’est ainsi qu’on assistait à cette occasion magistrale de Mathias : lancé en profondeur coté droit, Mathias frappait du droit en pleine course, sans se poser de question. Une frappe puissante, sèche, cadrée, sous la barre. Mais le gardien très agile se détendait et qui effleurait la balle juste ce qu’il faut pour la dévier sur la transversale. Le corner ne donnait rien, mais la menace était là : malgré la domination physique des bouchers, c’est bien les bouchistes qui se montraient les plus dangereux. Cependant, plus tard, un face à face entre un attaquant boucher et Dadou venait contrarier ce ressenti. On sentait le but boucher arriver… et puis non : Dadou qui ne se couchait pas, qui attendait le dernier moment, obligeait l’attaquant à trop croiser sa balle. Dans la foulée, on voyait les bouchistes offrir beaucoup de coups francs aux bouchers, essayant ainsi de répondre présent dans l’engagement physique. Heureusement, des coups francs loin de la surface bouchiste, et des ballons mal négociés par les bouchers qui envoyaient des drops vers Dadou. Les contacts devenaient toujours plus rugueux : chocs pieds contre pieds, tacles engagés, pieds hauts systématiques des bouchers quand un bouchiste mettait sa tête… Match haché, beaucoup d’occasions stoppés par les sifflets de l’arbitre, essayant de prendre le contrôle de ce match comme il pouvait, c’est-à-dire maladroitement. Soudain,
Ouss bien lancé en profondeur partait côté droit. Avant un retour fatal du défenseur boucher, Ouss parvenait à décocher une frappe croisée au moment idéal... mais trop croisée ! De peu à côté ! De son côté à lui, Polo commençait à sentir sa cuisse lui tirer de plus en plus. Un énième changement et une nouvelle réorganisation tactique pointait le bout de son nez, mais Polo tenait bon. Hugues, lui, continuait d’arracher tout ce qui bouge, prenait les ballons à la tête avec autorité, pour le plus grand bonheur de Jean-Paul. Momo et Kevin ne se laissent pas impressionner par la rugosité plus que limite des bouchers : Momo répondant par sa technique, des crochets qui passaient souvent, et Kevin par son engagement. 2 ou 3 hors jeu inexistants, pourtant signalés par le juge de touche, privaient les bouchistes de face à face très prometteurs, avec Ouss et Mathias notamment, pour des buts qui auraient été mérités. Puis venait ce raté incroyable : coup-franc de Mathias côté gauche, tête de Kevin sur l’intérieur du poteau ! Par un coup du sort improbable, la balle ne revenait sur aucun bouchiste à l’affût, mais revenait sur un boucher pourtant dépassé par les événements et qui dégageait à la hâte. Avant la mi-temps, quelques phases de dangers concédées par les bouchistes sur des corners bouchers, mais rien de flagrant, Dadou communiquant bien et bloquant bien les ballons.
Mi-temps : malgré les demandes insistantes de ses camarades bouchistes, le capitaine Polo refusait d’aller voir l’arbitre pour lui demander plus de discernement face aux actes mal intentionnés et dangereux des bouchers. Motif : on doit répondre par le jeu et les coups, pas par la grâce de l’arbitre. Idem pour Yannick, quand on lui demandait d’être comme l’autre juge de touche, à savoir pas très honnête : Yannick refusait de lever le drapeau de touche à tort, motif : on doit pouvoir gagner sans avoir à tricher.
Sur ces belles paroles utopistes Hollandiennes baba cool peace and love qui croient en un monde meilleur où personne ne triche et tout le monde s’aime, la 2ème mi-temps reprenait.
Avec pour commencer, Benj et ses 36 points de suture qui rentraient en jeu, pour la plus grande joie de Jean-Paul qui scandait « Une arcade-pour Cadier ! Une arcade-pour Cadier ! ». Cette 2ème mi-temps laissait transparaitre avant tout beaucoup de désorganisation, de remaniements tactiques et incessants du côté des bouchistes. Une désorganisation qu’ils devaient plus à ces blessures malheureuses qu’à leur niveau footballistique intrinsèque. Toujours est-il qu’ils devaient faire avec. C’est ainsi que, bien malgré lui, Polo devait sortir à cause de sa cuisse et obligeait Gayo à rentrer plus tôt que prévu. Encore une réorganisation qui s’imposait dans l’axe et au milieu…Ceci étant, les bouchistes n’étaient pas plus en danger que ça, bien aidés par un jeu haché et par des bouchers peu inspirés. Soudain, Jean-Paul voyait les bouchistes mettre le pied sur le ballon. Une main mise assez agréable, avec de beaux mouvements créés pour l’essentiel côté gauche. Avec pour point d’orgue ce mouvement qui s’achevait par une passe de Benj en direction de l’aile droite désertée par les bouchistes. Une passe malheureusement trop haute pour Gayo (ou bien une passe parfaite pour Gayo mais qui n’arrivait pas aller plus haut pour la contrôler... tout est question de point de vue). Ceci annihilait bêtement une offensive pourtant très belle. Le match continuait sur un rythme haché, avec encore et toujours des bouchistes craintifs sur coups de pieds arrêtés, et des bouchers plus dangereux par leurs paroles déplacées et leur agressivité qu’autre chose. L’action du match, sans aucun doute, était la suivante : un beau mouvement au milieu, un Benj-Ouss-Hugues à leur avantage, qui transmettaient ensuite à Mathias plein axe, qui choisissait d’offrir une passe (à terre !) lumineuse sur Gayo à l’entrée de la surface. Gayo fauché sur la ligne de la surface (penalty ???) parvenait malgré tout à glisser la balle à Guillou avant de s’éclater la hanche sur un sol trop dur pour lui. Guillou, qui voulait crocheter avant d’ajuster le gardien, se faisait lui aussi découper par le défenseur boucher. L’arbitre, pourtant aveugle, ne pouvait plus refuser d’y voir clair et ne pouvait que siffler penalty, au grand désarroi des bouchers qui criaient à l’injustice. Jean-Paul, lui, était aux anges : il venait de voir 2 entrecôtes saignantes découpées en 1 seule action, ça c’était du grand art pour qui aime la vraie boucherie.
Sur le penalty qui suivait, le jeune Momo se faisait insulter par 2 bouchers qui lui donnaient des coups de coude. Jean-Paul espérait que ça dégénère et que Momo se fasse lui aussi fracasser le nez, mais l’arbitre venait calmer tout cela.
Malgré la pression, Mathias se chargeait de tirer sereinement, sans trembler : fort dans le petit filet, à terre, croisé, et malgré la bonne détente du gardien qui touchait la balle, celle-ci finissait au fond.
Ça faisait 1-0 pour les bouchistes. C’était pleinement justifié, malgré les vociférations aussi déplacées qu’exaspérantes des bouchers. Ceux-ci promettaient d’ailleurs ouvertement à Momo et ses camarades qu’ils le paieraient physiquement. Le match reprenait avec des bouchers surmotivés, et des bouchistes qui subissaient. Comme toujours quand les bouchistes ont peur et refusent le jeu, ils offraient beaucoup de corners et de coups francs, qui eux-mêmes laissaient place à beaucoup de cafouillages et de dégagements à la hâte, qui eux-mêmes provoquaient de l’incertitude, des doutes, et donc d’autres corners. Il restait 5 minutes à tenir pour les bouchistes et ils pensaient que ça irait. Mais à la 92è minute, après 2 nouveaux corners successifs, et après une charge illicite sur Dadou pourtant en l’air, le ballon retournait en corner. Sur celui-ci, après un énième cafouillage, Mathias voulait dégager la balle très loin, de toutes ses forces. Mais l’attaquant bouchiste, peu habitué à défendre et fatigué de tous ses efforts, allait commettre l’irréparable : il frappait dans le ballon une fraction de seconde trop tard, c’est-à-dire pas dans le ballon mais dans le tibia du boucher. Un bruit terrible qui, au grand désarroi de Jean-Paul, ne donnait pas de sang versé. La sanction était donc évidente au vu du geste de Mathias, mais injuste au vu du match : penalty, puis but, malgré une bonne détente de Dadou.
Le match s’achevait donc sur ce nul de 1 partout.
Au retour dans les vestiaires, on assistait à une agitation des bouchers qui voulaient en venir aux mains pour des raisons que eux seuls connaissaient. L’arbitre se faisait au passage insulter sans broncher. Jean-Paul attendait que ça dégénère, mais tout finissait par rentrer dans l’ordre, malheureusement. Avant de rentrer dans sa montagne et de reprendre son métier de boucher, Jean-Paul en profitait pour aller dans les vestiaires des bouchistes et admirer une dernière fois l’œuvre des bouchers. Il prenait en photo tout ce qui venait : nez éclaté d’Arthur, cuisse contractée de Polo, cul gonflé de Gayo (plus que d’habitude), pied noir de Guillou (sans jeu de mot, au sens propre), cheville violette de Benj, pied niqué de Wistit, tibia écorché de Mathias… du grand art ! Aucun doute pour Jean-Paul, qui rentrait chez lui la bouche en cœur et les yeux émerveillés : comme promis, les bouchers d’Antilles s’étaient donnés à sang pour sang !