Nicolas le jardinier
En ce samedi matin, comme tous les samedis matins depuis son plus jeune âge, Nicolas le jardinier prenait la direction de la rue d’Avron, où son stand de fruits et légumes l’attendait sur le marché. Il faisait un froid de canard à cette heure si matinale, mais Nicolas le jardinier ne perdait pas pour autant sa motivation. Le froid et le brouillard n’avaient entamé en rien son amour végétal. Comme il le disait lui-même, « moi les fruits et légumes, ça me donne la patate ! Parfois, je fais même des rêves érotiques la nuit et je me réveille avec un concombre à la main… un concombre 100% bio bien sûr ! ». Ses souvenirs nocturnes encore à l’esprit, Nicolas le jardinier descendait à la station Maraichers tout sourire. Il marchait d’un pas pressé et organisait l’étalage de ses plus beaux fruits, en commençant par les oranges bien sûr, sa spécialité, et finissant par les pommes Golden. Venait ensuite l’étalage des légumes, en commençant par les courges, ses préférés. Enfin, vers 7 heures et des bananes, sa 1ère cliente arrivait. Nicole, sa favorite. « Nicole la Picole », comme il la surnommait avec affection, elle qui venait toujours une bouteille à la main, encore ivre de son vendredi soir trop arrosé. « Qu’est-ce que je te sers Nicole la Picole ? Une p’tite poire ? Non je déconne, un kilo de pommes Pink Lady pour décuver bien sûr ! ». Cette blague, il la faisait chaque semaine. Et comme chaque semaine, Nicole la Picole encore bien mûre riait à gorge déployée, ne s’arrêtant de rire que dans un spasme de fumée Gitane Maïs à 2 doigts de la faire s’étouffer. La matinée de Nicolas le jardinier se déroulait ensuite tranquillement. Parfois, il servait une jolie demoiselle et, tout en lui rendant sa monnaie, se disait « qu’il lui mangerait volontiers l’abricot ». Parfois aussi, il servait des vieux grincheux du quartier qui avaient vraiment un grain, ou encore un jeune bambin qu’il trouvait « trognon ». Quoiqu’il en soit, passé les 12 coups de midi, ce n’est pas la fameuse émission de Jean-Luc Reichman que Nicolas le jardinier attendait avec impatience : c’était le match de son équipe HBFC. Cet après-midi-là, Nicolas le jardinier affrontait l’équipe d’AS 116. Peu avare en blagues, Nicolas le jardinier se disait qu’il leur apporterait bien 116 kilos de poires. Un clin d’œil humoristique dont il se ravisait aussi sec lorsqu’il apercevait l’état de son scooter Burgman sous-gonflé et peu enclin à transporter un tel poids. « Parfois Mariane est un lourde avec moi », se disait Nicolas le jardinier, « mais elle ne pèse quand même pas un tel poids ! ». Lorsque 15 heures sonnaient à sa montre, Nicolas le jardinier s’empressait de défaire son étalage de fruits et légumes afin d’arriver à l’heure à son match. Nicole la Picole, qui n’avait pas bougé du stand depuis 7 heures du matin, son sachet de Pink Lady encore à la main et le regard vaseux, demandait à Nicolas le jardinier : « Sers-moi un kilo de noix de coco mon Nicoco ! ». Mais Nicolas le jardinier restait sourd à cette demande. Tout en fixant son cageot d’affaires de foot sur son scooter, il répondait tout sourire : « Trop tard Nicole la Picole, là c’est la fin des haricots ! Fallait se réveiller avant ! ». Toujours en état de décomposition avancé, Nicole la Picole restait coite sur le trottoir, ne comprenant pas et ne voyant même pas Nicolas le jardinier détaler de son étalage à toute allure.
N’ayant pourtant pas mangé de flageolets, Nicolas le jardinier arrivait malgré tout à 16h30 pétantes. Dans le souci d’économiser un peu d’essence de colza, il coupait comme à son habitude le contact de son Burgman tout en haut de la pente du parking de Pomme Valery. « C’est toujours ça d’économisé ! », se disait Nicolas le jardinier qui n’avait plus un radis en poche depuis son séjour à Barcelone. Aussitôt descendu de sa monture, Nicolas le jardinier serrait la main à ses copains avec une bonhomie qui faisait plaisir à voir. Quand il voyait Momo ramener sa fraise à une heure aussi avancée, il ne boudait pas non plus son plaisir. En revanche, à la vue de Mathias dont la mine verdâtre se rapprochait ostensiblement du teint de Nicole la Picole, Nicolas le jardinier prenait peur. « T’en as une drôle de trogne », lui balançait-il timidement. « Ouais, j’ai fait le tour du cadran comme on dit à Sainté : 14h-2h du matin à boire des coups ! ça te va comme réponse ? ». Piqué au vif, Nicolas le jardinier tentait un « Ben alors j’te sers une p’tite poèèère ! », en souvenir de la blague de Guillou et de son accent stéphanois pourtant si bien imité. Mais sans surprise, Nicolas le jardinier faisait chou blanc avec sa blague pourrie. Il se tournait alors vers les nouveaux arrivants, contrôlant, en bon président qu’il est, la ponctualité et la fraicheur de chacun. A l’arrivée de Polo et Ludo qui avaient ordonné à l’équipe de rejoindre les vestiaires, le président Nicolas le jardinier prenait la décision d’ordonner à l’équipe de rejoindre les vestiaires. S’asseyant au beau milieu de ses copains, Nicolas le jardinier s’adonnait comme à son habitude aux commentaires bien placés et aux remarques bienveillantes envers ses coéquipiers. C’est alors que se produisait l’impensable. L’inavouable. L’inexcusable. Son copain de 22 ans, oui 22 ans, venait le trahir en place publique à un moment si imprévisible ! Mais comment pouvait-il le trahir ainsi ? En effet, c’est dans la stupeur et l’incompréhension les plus totales que Nicolas le jardinier voyait son copain Gayo sortir un sachet rempli d’oranges. Des oranges que Gayo coupait en quarts et qu’il était fier de distribuer à tous ses camarades. « Non ! Non ! C’est des oranges à jus ! Surtout pas ! Arrêtez ! Mangez pas ça, c’est des oranges à jus ! ». Dans une indifférence insolente, Cri et Arthur se gavaient d’une dizaine de quartiers d’oranges. Nicolas le jardinier s’égosillait de plus belle. « Mais vous êtes complètement inconscients bande de navets ! », hurlait-il en plein vestiaire. Venaient alors ses explications d’expert : « Les oranges à jus, surtout pas ! C’est plein de fils, après c’est filandreux dans la bouche… ça fait des trucs bizarres au palais… c’est berk… et puis ya plein de jus qui coule, et ça c’est pas bon ! ». Voyant ses coéquipiers perplexes, Nicolas le jardinier devenait rouge tomate d’énervement. Il se souvenait alors d’un site où la naturopathe Annie Casamayou étayait encore plus son argumentaire. Nicolas le jardinier tentait alors d’avancer les arguments de l’acidité, de la teneur en sucres, mais sans succès. Il concluait alors par la thèse de la vitamine C, essayant d’expliquer à tout le monde qu’il y avait bien plus de vitamines C dans du persil, du citron ou du poivron que dans une orange. Il proposait alors à tous de manger les poivrons qu’il lui restait du marché, mais là encore sans succès. Nicolas le jardinier ruminait une dernière fois son argument des fils contenus dans les oranges à jus, contrairement aux oranges classiques, avant de jeter l’éponge. Tout le monde désormais se gavait en oranges à jus, au grand désespoir de Nicolas le jardinier, lui qui connaissait si bien les oranges, lui dont l’équipe préférée était le FC Lorient et les Oranje hollandais, lui qui avait quitté SFR pour un forfait Orange, lui qui avait réécrit la tirade de Corneille en « Orange, ô désespoir ! »… quel désastre ! Nicolas le jardinier préférait abdiquer et se consacrer à remplir la feuille de match. Ayant oublié son Bic orange, il se contentait d’écrire à l’encre noire tout en fusillant du regard Gayo, le traitre avec ses oranges à jus à la noix.
Toujours cette histoire d’oranges à jus coincée en travers de la gorge, Nicolas le jardinier décidait de boycotter le match. Il servirait de juge de touche, un point c’est tout. Quant à Gayo, il avait usé de son influence auprès de Ludo pour qu’il le laisse moisir sur le banc (bien fait pour sa pomme, il n’avait qu’à pas faire chier avec ses oranges à jus !). Le match pouvait donc commencer, avec une organisation en 4-3-3. Mathias en pointe, Ludo aux cages, et tous les autres ordonnés entre les 2. Encore plus concentrés qu’un jus de tomate, les joueurs du HBFC s’appliquaient à garder la balle de façon très disciplinée. Durant ces 20 premières minutes, c’est bien le H qui se créait les meilleures occasions. Et surtout qui faisait tourner la balle. Mathias, qui avait désormais bien digéré sa poèèère, se montrait dangereux sur quelques offensives bien placées. Un 1 contre 1 raté, pour ne pas dire vendangé, une frappe non cadrée, ou des actions en profondeur coupées comme on coupe un melon par un gardien bien en jambes. Venait ensuite cette action si bien menée côté gauche, avec un Momo de bonne humeur dans le coup, un Polo qui récupérait la balle sur son gauche, qui pouvait frapper, mais qui voyait Mathias arriver et qui préférait lui glisser le ballon. Mathias s’appliquait à une belle frappe pleine de jus, mais du jus, le gardien en avait aussi pour se détendre et détourner le cuir en corner. Plus tard, c’est Arthur qui était monté dans la moitié de terrain adverse. A la fin d’une chevauchée fantastique, il venait disputer un ballon aérien avec un gardien sorti de sa surface à contretemps. Il se faisait découper sévèrement, bien plus menu qu’un oignon dans les mains de Maïté : arrivant le premier sur le ballon, qu’il déviait de la tête, il devançait ainsi le gardien qui n’avait d’autre choix que de faire mine de jouer le ballon et de tamponner Arthur à la sauce Batiston. Mais l’arbitre préférait poireauter sur le pré sans piper mot, pourtant à 2 mètres d’une faute flagrante, grossière, dangereuse, condamnable. Pour seule sanction, cette courge d’arbitre octroyait une touche aux adversaires. Incroyable, mais vrai. En revanche, aussi étonnant que cela pouvait paraître, cet arbitre n’hésitait pas à venir déjuger son assistant sur un hors-jeu imaginaire que n’importe quel autre arbitre aurait accordé, tout en venant faire la leçon à cet assistant. Mais d’actions dangereuses en actions dangereuses, le hâche n’arrivait pas à prendre l’avantage. Sur sa ligne de touche, Nicolas le jardinier les invectivait : « je vous avais dit les gars ! Fallait pas ingérer d’oranges à jus ! Bande de navets ! ». Le match continuait, pour une dernière moitié de mi-temps acquise à la cause de l’AS 116. C’était cette fois-ci le hâche qui était pressé sur sa cage comme un citron, subissant corners, centres et débordements, mais aussi coups-francs mal négociés. Venait alors l’entrée en jeu de Gayo pour la plus belle vendange de l’histoire des vendanges : une belle action des milieux de terrains rouges et noirs, un ballon qui circule bien, de belles transmissions, un beau crochet de Polo, pour un ballon lancé en profondeur envers Gayo côté droit. Pourtant très en avance et esseulé, ce dernier manquait cruellement de jus pour avancer vers le but, et cruellement de lucidité pour éviter de se déporter encore plus à droite alors que la cage face à lui lui tendait les bras. Une action qui aboutissait par un centre à la noix, dégagé par la défense adverse. Sur sa touche, Nicolas le jardinier exultait : « T’es qu’une poire Gayo ! T’avais qu’à pas manger d’oranges à jus pleines de fils, du coup tu t’es emmêlé les fils avec la balle et t’as manqué de jus ! Pov’ patate pourrie ! ». La 1ère mi-temps s’achevait sur cette sensation d’avoir fait mieux, d’avoir eu les plus nettes actions, mais sur cette sensation acide d’avoir subi autant en fin de mi-temps.
Dans les vestiaires, au grand désarroi de Nicolas le jardinier, les joueurs du hâche mangeaient d’autres oranges à jus. Ils écoutaient aussi les conseils de Polo et Ludo, et repartaient sur le champ disputer la 2è mi-temps.
Une 2è mi-temps qui ressemblait comme 2 pépins à la 1ère mi-temps. Une 1ère moitié de mi-temps plutôt à la faveur du HBFC. Un manque d’occasions franches, mais un ballon mieux conservé par les locaux. Une meilleure circulation de balle aussi, entre les arrières et les milieux. Les actions de l’AS 116 se limitaient à quelques contres toujours coupés par la puissance de Malick et la vitesse d’Arthur. En 2è moitié de mi-temps, le HBFC se mettait à subir de façon incompréhensible. Il frôlait même la correctionnelle avec ce but injustement refusé aux visiteurs, sans ce coup de génie de Nicolas le jardinier : voyant le petit numéro 9 être décalé dans le dos de la défense, en position de frappe idéale et ajustant Ludo d’une fève en pleine lucarne, Nicolas le jardinier avait l’idée de lever le drapeau. L’arbitre décidait alors d’annuler le but aussi sec qu’un vin blanc, autant de raisins de la colère pour le banc adverse. Peu importe, le score restait vierge et c’était là l’essentiel. L’injustice disparaissait lorsque l’on repensait à la faute sur Arthur en 1ère mi-temps, à ces actions franches de Mathias en 1ère mi-temps, ou encore à ce penalty oublié sur Mathias, ou encore à cette action sublime débouchant sur l’increvable Mathieu lancé en profondeur. Un Mathieu qui s’adonnait à un face à face avec le gardien, avant de placer un intérieur du gauche idéal, mais qui venait mourir à quelques centimètres du poteau gauche. Un intérieur du gauche que tout le monde voyait à l’intérieur, mais il en est ainsi. Plus tard, un hors-jeu plus que limite, pour ne pas dire imaginaire, venait contrarier les intentions de l’éternel Mathias, qui se contentait lui aussi de laisser sa frappe mourir juste à côté du poteau après le coup de sifflet arbitral. Passé toutes ces occasions franches et nettes, le HBFC retombait dans ses travers, subissant, s’en remettant à Malick et Arthur pour venir tout sauver. S’en remettant aussi à la chance, avec ce centre-tir côté droit, anodin, que Ludo pensait laisser mourir en sortie de but alors qu’en fait il venait frapper le poteau et être dégagé à la hâte… Quelques derniers assauts des visiteurs, sans conséquence, et le match s’achevait comme on achève une soupe de poireaux : fade, triste, sans excitation et sans plaisir malgré le devoir de satiété accompli. Dans les vestiaires, sur le visage des joueurs, un sentiment aussi amer que des endives. A court d’idées pour redonner la pêche à ses troupes, Nicolas le jardinier décidait d’offrir les derniers quartiers d’oranges à jus aux adversaires, avant de rappeler aux joueurs du HBFC les dangers et les méfaits de l’acidité des agrumes sur l’organisme avant un match. Un message qui, contrairement au match, avait l’air d’être bien digéré par tout le monde.